Maurice Zundel
La sainte liturgie – I / Judica me
Une des plus vieilles habitudes de l’homme: se plaindre. Et non pas seulement du paysan – quand a manqué la récolte, ou qu’elle est simplement menacée – ou de l’ouvrier – quand le salaire n’a point rapport à la peine – ou de l’artiste – quand la gloire se fait attendre – mais encore de quiconque se croit juste, et se nomme chrétien, au temps de l’épreuve et de la déréliction. On ne l’avait tout de même pas mérité; on était honnête dans ses affaires, on avait la passion de la justice, on voulait le bien d’autrui, on rendait à Dieu ce qu’Il exige. Et maintenant, qui est-ce qui défie le malheur, qui regorge de biens, qui s’installe dans une inviolable prospérité? Le méchant, – le fourbe pour lequel rien n’est sacré, sur la terre et dans le ciel. Ah! que la confiance est difficile, et que la foi est obscure, et incertaine l’espérance. Mon Dieu, mon Dieu, es-Tu insensible à ce désordre?
Ce n’es pas de l’épreuve que tu as besoin d’être délivré – mais de toi-même. C’est du dedans que l’affranchissement s’opère, c’est de la grâce, répandue dans nos coeurs, que nous tirons notre assurance, c’est en nous tournant vers Dieu, que nous réalisons l’ordre où fleurit la paix.
Est-ce que Dieu n’est pas notre Père? Est-ce qu’un père donnera des pierres aux enfants qui demandent du pain? Qu’avons-nous donc besoin d’implorer, quand la miséricorde prévient le mérite, et surpasse le désir? Il suffit de s’abandonner à l’amour, et de laisser agir la toute-puissance – de perdre son âme, enfin, pour être sûr de la trouver. Et voici que la demande dans l’admiration s’oublie, et que la supplication se dépasse dans la louange.
Comme un fruit mûr vous tombe dans la main, la doxologie spontanément déborde du bienheureux dépouillement où l’âme trouve sa richesse. L’Amour veut cette audace, en effet, que, n’étant rien par nous-mêmes, nous ayons le souci de la grandeur qui n’a besoin de personne. L’Amour commande cette inquiétude sublime, où le coeur trouve son apaisement – puisqu’elle rend témoignage, en nous, que les intérêts de Dieu sont les nôtres, et que la joie des trois Personnes nous appartient.
Maurice Zundel, Le poème de la sainte liturgie (Ad Solem, 2017)
image: Basilique Notre-Dame, Genève / Suisse (2017)