Philippe Jaccottet
Plus je vieillis et plus je crois en l’ignorance,
Plus j’ai vécu, moins je possède et moins je règne.
Tout ce que j’ai, c’est un espace tour à tour
Enneigé ou brillant, mais jamais habité.
Où est le donateur, le guide, le gardien?
Je me tiens dans ma chambre et d’abord je me tais
(le silence entre en serviteur mettre un peu d’ordre),
Et j’attends qu’un à un les mensonges s’écartent:
Que reste-il? que reste-il à ce mourant
Qui l’empêche si bien de mourir?
Quelle force le fait encore parler
Entre ses quatre murs?
Pourrais-je le savoir, moi l’ignare et l’inquiet?
Mais je l’entends vraiment qui parle, et sa parole
Pénètre avec le jour, encore que bien vague:
« Comme le feu, l’amour n’établit sa clarté
Que sur la faute et la beauté des bois en cendres… »
Philippe Jaccottet, L’ignorant / 1952-1956 (Gallimard, 2002)