Chemins de traverse – 255 / Georges Séféris

Georges Séféris

Tant de troupeaux ont défilé,
tant de pauvres et riches cavaliers
– certains venus de villages distants,
avaient passé la nuit dans des fossés,
allumé des feux contre les loups.

Vois-tu la cendre?
Plaies rondes et noires, cicatrisées.
Il est couvert de cicatrices, comme la route.
Plus loin, dans le puits sec,
on jetait les chiens enragés.
Il n’a pas d’yeux,
il est couvert de cicatrices,
il est sans poids:
le vent souffle.
Il ne distingue rien, il sait tout,
gaine vide de cigale sur un arbre creux.

Il n’a pas d’yeux, pas même aux mains,
il connaît l’aube et le crépuscule,
il connaît les étoiles,
leur sang ne le nourrit pas,
il n’est pas même un mort,
il n’est d’aucune race,
il ne mourra pas,
on l’oubliera ainsi, sans lignée.

Les ongles fatigués de ses doigts
tracent des croix
sur des souvenirs corrompus
tandis que souffle le vent désordonné.

Il neige.
J’ai vu le givre autour des visages.
J’ai vu les lèvres humides,
les larmes gelées au coin des yeux;
j’ai vu le pli de la douleur près des narines
et l’effort dans les racines de la main;
j’ai vu le corps trouver sa fin.

Cette ombre n’est pas seule,
rivée à ce bâton qui ne fléchit jamais,
et ne peut même pas se baisser
pour s’étendre.
Le sommeil émietterait son squelette
entre les mains des enfants
en train de jouer.
Il commande comme ces branches mortes
qui se cassent quand la nuit tombe
et que le vent s’éveille dans les vallées,
il commande aux ombres des hommes,
non à l’homme dans son ombre
qui n’entend que les voix basses
de la terre et de la mer
là où elles rencontrent la voix du destin.

Il se tient tout droit, sur la rive,
parmi des meules d’ossements,
parmi des tas de feuilles mortes,
cageot vide
attendant l’heure du feu.

Georges Séféris, Le vieillard, dans: Poèmes / 1933-1955 (Mercure de France, 1963)

image: Gyzis Nikolaos, Old man wearing a red fez (commons.wikimedia.org)

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