La légende du grand inquisiteur – 5

Fiodor Dostoïevski

Les frères Karamazov: La légende du grand inquisiteur – V

Si Tu avais accepté le monde et la pourpre de César, Tu aurais fondé l’empire universel et donné la paix à la terre. A qui appartient-il de régner sur les hommes, sinon à ceux qui disposent de leur pain et dominent leur conscience? Nous avons pris le glaive de César, nous T’avons renié, nous sommes allés à lui. Il s’écoulera encore des siècles qui verront les méfaits de l’esprit libre, de la science et de la barbarie, car c’est par la barbarie qu’ils finiront, après avoir élevé leur Tour de Babel sans nous. Alors la bête viendra à nous en rampant, elle léchera nos pieds et les arrosera de larmes de sang. Nous monterons sur la bête, nous élèverons une coupe en l’air et sur cette coupe sera gravé ce mot: mystère.

Alors commencera pour les hommes le règne de la paix et du bonheur. Tu es fier de Tes élus, mais ils ne sont que le petit nombre: nous donnerons la paix à tous. Pense donc: combien de ces élus, de ces forts marqués pour être des élus, combien se sont lassés de T’attendre! Les forces de leur esprit et l’ardeur de leur coeur, ils les portent et les porteront vers un autre champ à labourer. Ils finiront par lever l’étendard de la liberté, l’étendard que Tu leur auras donné Toi-même.

Nous donnerons, nous, le bonheur à tous, il n’y aura plus de révolte, il n’y aura plus de massacre, les hommes n’agiront plus comme ils agissent, sous le règne de Ta liberté. Nous les persuaderons. Ils ne seront libres qu’en abdiquant leur liberté en notre faveur. Ils seront libres en se soumettant à notre pouvoir. Aurons-nous raison ou aurons-nous tort? Ils se convaincront eux-mêmes que nous disons vrai, lassés qu’ils seront des terreurs et des angoisses, où les avait plongés Ta liberté.

L’indépendance, la libre pensée, la science les auront égarés dans de telles ténèbres et les auront mis en présence de tels prodiges, de tels mystères insondables, que certains d’entre eux ne connaissant plus de bornes à leur furie se détruiront eux-mêmes. D’autres, faibles mais déchaînés, s’égorgeront mutuellement. D’autres encore, foule lâche et misérable, se traîneront à nos pieds en criant: oui, vous aviez raison, vous seuls possédez son secret et nous revenons à vous. Sauvez-nous de nous-mêmes!

Le pain qu’ils recevront de nos mains, ce sera leur pain, gagné par leur propre travail, et c’est nous qui le leur distribueront. Ils verront bien que nous n’avons pas changé les pierres en pain. Mais, plus que le pain lui-même, c’est le pain reçu de nos mains qui les rendra heureux. Ils se rappelleront bien qu’autrefois le pain même, fruit de leur travail, se changeait en pierre entre leurs mains. Ils verront alors que lorsqu’ils seront revenus à nous les pierres se mueront en pain. Ils comprendront très bien la valeur de la soumission définitive. Tant que les hommes n’auront pas compris l’avantage de ne plus être libres, ils seront malheureux.

Qui, réponds-moi, qui a le plus contribué à cette incompréhension? Qui a divisé le troupeau? Qui l’a dispersé sur des routes inconnues? Mais le troupeau se reformera. Il rentrera dans l’obéissance et ce sera pour toujours. Alors nous donnerons aux hommes le bonheur, un bonheur doux et paisible. Le bonheur qui sied à de débiles créatures comme eux. Nous leur enseignerons l’humilité, nous leur prouverons la vanité de leur orgueil. C’est Toi qui les a élevés, c’est Toi qui leur a enseigné l’orgueil. Nous leur montrerons qu’ils sont impuissants, qu’ils sont des enfants, que le bonheur des enfants est le plus délicieux. Ils deviendront timides, leur regard ne nous quittera plus et, tout tremblants, ils se serreront contre nous, telle une couvée sous l’aile de la mère.

Nous ferons leur étonnement et leur effroi et ils seront fiers de notre puissance et de notre génie, qui nous auront permis de dompter ce troupeau innombrable de rebelles. Honteux et foudroyés, ils trembleront devant notre courroux, leurs yeux seront des fontaines de larmes, comme ceux des enfants et des femmes. Mais combien aisément, sur un signe de nous, ils passeront de la tristesse au rire, du désespoir à la gaité, de l’angoisse à la joie douce des enfants. Nous les astreindrons au travail, mais aux heures de loisirs, mêlant à leur vie les chansons, les choeurs innocents et les danses, nous la changerons en un jeu d’enfants.

Oh oui! nous leur permettrons même de pécher. Ils sont si faibles, si impotents! Et ils nous aimeront comme des enfants, parce que nous leur permettrons le péché. Nous leur dirons que tout péché commis avec notre permission sera pardonné, et c’est par amour que nous leur permettrons de pécher, car nous prendrons sur nous la peine de ces péchés. Nous nous chargerons de leur péchés devant Dieu et ils nous adoreront comme des bienfaiteurs. Ils n’auront nul secret pour nous. Ils pourront vivre avec leurs femmes ou avec leurs maîtresses, ils pourront avoir des enfants ou n’en pas avoir, pourvu qu’ils nous obéissent aveuglément.

Et ils nous écouteront en tout avec allégresse. Les plus pénibles secrets de leur conscience, ils viendront nous les soumettre et c’est nous qui en déciderons. Ils recevront nos sentences avec joie, délivrés du cruel souci de se déterminer librement. Et tous seront heureux: tous les millions de créatures, sauf une centaine de mille, sauf nous, leurs maîtres. Seuls, nous serons malheureux, nous les dépositaires du mystère! Mille millions d’enfants heureux et cent mille martyrs, chargés de la connaissance maudite du bien et du mal. Eux, ils mourront paisiblement, ils s’éteindront doucement en Ton nom. Au-delà de la tombe, ils ne verront que la mort. Nous, nous garderons le secret. Et pour leur bonheur, nous les bernerons d’une récompense éternelle dans le ciel. S’il y a un autre monde, ce n’est certes pas pour des êtres comme eux!

On prophétise que Tu reviendras et que Tu triompheras de nouveau, entouré de Tes élus, puissants et fiers. Nous dirons que Tes héros n’ont sauvé qu’eux-mêmes, et nous aurons, nous, sauvé tout le monde. Il est écrit: la fornication assise sur la bête et tenant dans ses mains la Coupe du Mystère, sera déshonorée, les faibles se révolteront de nouveau, déchireront le pourpre de la fornicatrice et dénuderont son corps infâme. Je me lèverai alors, et je Te montrerai les millions de milliers d’heureux, les innombrables enfants qui n’ont pas connu le péché. Et nous qui, pour leur bonheur, aurons pris sur nous le poids de leurs fautes, nous nous dresserons devant Toi et nous Te dirons: juge-nous, si Tu le peux et si Tu l’oses!

Sache que je ne Te crains point! Sache que moi aussi, je suis allé au désert et que je me suis nourri de sauterelles et de racines! Moi aussi, j’ai béni la liberté que Tu donnas aux hommes! Moi aussi, j’ai rêvé d’être compté parmi Tes élus, brûlant du désir d’en compléter le nombre! Mais j’ai abdiqué ce rêve. J’ai refusé de servir Ta folie, et je suis revenu me joindre à ceux qui ont corrigé Ton oeuvre. J’ai quitté les fiers, je suis allé aux humbles pour leur apporter le bonheur. Ce que je Te dis s’accomplira: notre royaume sera fondé.

Demain, sur un signe de moi, Tu le verras: ce troupeau docile apportera des charbons ardents au bûcher où je Te ferai mourir, pour être venu entraver notre oeuvre. Si quelqu’un a mérité le bûcher, plus que tous, c’est Toi!

Demain, je Te brûlerai: dixi. 

L’Inquisiteur se tait. Il attend un moment la réponse du Captif dont le silence lui pèse. Le Captif l’a écouté, Son calme regard ne l’a pas quitté, Il n’a jamais répondu au vieillard. Et pourtant le vieillard aurait aimé entendre des paroles amères et terribles. Soudain, le Captif s’avance, Il s’approche en silence du vieil homme et baise doucement ses lèvres exsangues. C’est Sa réponse. Le vieillard tressaille, ses lèvres remuent. Il va à la porte, il l’ouvre et dit: Va-T’en, ne reviens plus, plus jamais!

Par la ville ténébreuse, le Prisonnier s’en va, laissant au coeur de l’Inquisiteur la brûlure de Son baiser. Et l’Inquisiteur va reprendre sa même tâche…

(fin)

Fiodor Dostoievski, La légende du grand inquisiteur (L’Insomniaque, 1999)

adaptation: Maximilien Rubel

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