Morceaux choisis – 627 / Marion Muller-Colard

Marion Muller-Colard

Mon complexe d’Elie est double. Je ne suis pas meilleur que mes pères: l’histoire a épuisé toutes les combines et j’en sais trop pour penser avoir une idée de génie à laquelle personne n’aurait songé jusqu’à présent. Mais aussi: je n’ai plus les moyens d’être heureuse comme mes pères, ces bienheureux qui croyaient en l’inédite progression du bonheur. Fenêtre générationnelle dont il faudrait faire un musée en soi, tant elle est rare. Ma mère aime à le répéter avec une certaine forfanterie: On a eu de la veine, quand même! Ils ont, comme dit l’expression, bien tiré leur épingle du jeu. Mais nous, aujourd’hui, à quoi pouvons-nous encore prétendre jouer? Il nous reste le divertissement. Ad nauseam.

Le double complexe d’Elie menace donc mon élan vers le monde. C’est lui qui, en définitive, me fait investir pour tout lieu mon nid d’aigle: ce lieu qui me préserve de la potentialité de l’échec.

Marion Muller-Colard, Le complexe d’Elie (Labor et Fides, 2016)

image: https://caseyhobbs.com

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