Le coeur du monde – 1

Hans-Urs von Balthasar

Le coeur du monde – I

En quelle prison gémit tout être fini! C’est en prison que l’homme, comme tout être, est né: son âme, son corps, sa pensée, sa volonté, ses aspirations, tout en lui est entouré d’une frontière, constitue même une frontière palpable, tout le sépare et l’isole. Par les ouvertures grillagées des sens, chacun regarde au-dehors vers une réalité étrangère à lui qu’il ne sera jamais. Et son esprit s’élancerait-il, comme l’oiseau, à travers les espaces du monde: lui-même n’est pas cet espace qu’il parcourt, et de son rapide passage il ne subsiste aucune trace durable. D’un être à l’autre, quelle distance! Et même lorsqu’ils s’aiment et se font signe mutuellement de l’îlot qui leur sert de prison, même lorsqu’ils tentent de communiquer leurs solitudes et de se donner une illusoire unité, bien vite les surprend, d’autant plus douloureuse, la désillusion, lorsqu’ils retrouvent les barreaux invisibles, la froide paroi de verre contre laquelle ils viennent buter, pauvres oiseaux captifs. Aucun n’enfonce la porte de son cachot, aucun ne sait qui est l’autre. C’est à tâtons que se cherchent l’homme et la femme, l’enfant et l’adulte, à peine moins mystérieux l’un pour l’autre que l’homme et l’animal. Les êtres sont mutuellement étrangers, et s’uniraient-ils harmonieusement comme les couleurs, l’eau limpide et la pierre, le soleil et la nuée, la merveilleuse symphonie de l’univers a pour prix la séparation la plus amère.

Simplement exister comme un être entre d’autres êtres, c’est déjà un renoncement. Brisé en mille miettes le miroir limpide, dispersée dans le monde entier l’image infinie, un monceau de débris, voilà ce qu’est le monde. Chaque parcelle demeure pourtant précieuse, et toujours chaque fragment reflète un rayon du mystère originel. En chaque bien fini c’est un bien infini qui se laisse pressentir, la promesse d’un mystérieux surcroît, une perspective merveilleuse prête à se dévoiler, un attrait si fort et si doux qu’à chaque instant de joie soudaine notre coeur cesse de battre. Alors, pour quelques secondes, nous croyons voir l’objet inestimable, délivré de son enveloppe, dépouillé de la poussière quotidienne: vraie merveille, source d’une joie sans limites, marquée du sceau de l’origine première, gage de l’unité perdue. Mais inaccessible et à jamais mystérieux demeure le coeur de la joie: vaine toute tentative pour le saisir, qui s’y essaie tient le fruit d’Adam dans sa main, non le fruit infini de l’arbre de vie.

Avec un sourire triste, l’image céleste s’échappe, pâlit, se dissipe en brume légère. Ce qui semblait sans limites, laisse réapparaître ses parois immuables, et les deux êtres, le chercheur et l’objet de son désir, retombent dans leur étroite prison. Et de nouveau nous nous retrouvons tous les uns en face des autres, parcelles infimes de ce qui est déjà partiel, et ce que chacun possède n’est que l’effet d’un partage. Il n’est pas d’efforts désespérés, pas de larmes qui soient capables de renverser les murs de la prison.

Mais vois donc: il y a celui qui plane, qui se balance, qui s’écoule mystérieusement, le temps. Barque invisible qui va d’une rive à l’autre. Coup d’aile d’un être à l’autre. Va, monte à bord, déjà le temps s’élance, il se porte tu ne sais où, ni comment, déjà le sol ferme oscille et tremble au-dessous de toi, la route dure et froide devient souple et vivante, elle commence à couler comme un fleuve aux sinuosités gracieuses, les rives se transforment, forêts, larges champs, villes d’hommes, font suite l’un à l’autre, et le courant lui-même est multiple et changeant: tantôt paisible, tantôt furieux et se précipitant en cataractes sauvages, tantôt de nouveau uni et s’élargissant jusqu’aux proportions de la mer…

Hans Urs von Balthasar, Le royaume, dans: Le coeur du monde (Desclée de Brouwer, 1956)

image: Carmel du Pâquier, Suisse (carmel-lepaquier.com)

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