Morceaux choisis – 576 / François Mauriac

François Mauriac

Celui qui nous regarde sait que tout ce médiocre luxe, tout ce confort, tout ce brillant d’une vie professionnelle réussie constitua l’armature d’une souffrance nullement singulière, car elle est la chose du monde la plus répandue, – et c’est pourquoi il y a tant d’alcooliques, tant de drogués: le divertissement, au sens pascalien, innocent ou coupable, anodin ou empoisonné, répond chez tout homme dès l’enfance à une nécessité de fuite et d’oubli. 

Mais moi j’étais chrétien. Je savais que chez les saints ce sont les larmes de joie qui sont répandues et cette joie, je savais quelle en est la condition et le prix. Je n’ai pas consenti à l’une et je n’ai pas voulu payer l’autre. L’étrange est qu’étant demeuré dans le train du monde comme je suis resté, j’aie continué de réagir à tout en chrétien intransigeant, non par hypocrisie, cela va sans dire, mais par un mouvement naturel de mon être, – et plus profondément, et cela je le crois et l’ai toujours cru, sans propos délibéré de ma part et comme si j’étais tenu de dire et d’écrire certaines choses que j’étais seul à pouvoir écrire et dire, comme si l’homme que j’étais, et quelle que pût être sa vie, demeurait le détenteur du rôle qui lui avait été distribué dès le départ. Je n’ai pas fini de m’étonner des âmes que la Grâce a touchées à travers mes livres les plus troubles et de ce que je me tiens à la source de plus d’une vocation, et qu’à cause de moi qui n’ai rien donné, plusieurs autres auront tout donné.

François Mauriac, Nouveaux mémoires intérieurs, dans: Oeuvres autobiographiques (Bibliothèque de la Pléiade/Gallimard, 1990)

image: http://theindependent.ca

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